6

 

Dehors les attendait un spectacle d’une beauté à couper le souffle. Les sommets des deux montagnes encadrant le col se couronnaient d’une écharpe translucide de nuages blancs et lumineux. Les brumes denses de la veille s’étaient dissipées, révélant au-delà de la passe un pays immense, couvert d’une forêt profonde, sur laquelle la lumière fraîche et bleutée du soleil levant animait un fantastique jeu d’ombres et de lumières. Des arpèges de vents y faisaient naître des frissonnements légers, comme les frémissements de la peau du monde lui-même. Çà et là émergeaient des arbres géants. Après l’ouragan glacé de la veille et la nuit d’angoisse qu’ils avaient vécue, le panorama étincelant avait les couleurs d’un rêve.

Stupéfaite, Anéa prit la main de son compagnon.

— Pourquoi ai-je la sensation que ce pays est nôtre, Astyan ?

— Parce que… parce qu’il nous sera donné si nous triomphons des épreuves.

Anéa contempla longuement le royaume prodigieux étalé à leurs pieds comme une offrande, puis déclara :

— Il ne s’agit pas d’épreuves, Astyan. C’est… autre chose. Quelque chose que nous devons apprendre. Je sens vibrer en moi des forces inconnues qui cherchent à s’exprimer.

Ils s’engagèrent sur l’étroit sentier naturel qui descendait presque à pic vers la forêt, plusieurs centaines de mètres en contrebas. Il leur fallut une demi-journée pour atteindre les premiers arbres, au pied de l’immense muraille rocheuse. Après le froid des montagnes, l’atmosphère humide de la sylve leur parut étouffante. Une brume légère baignait les lieux. Les vêtements leur collaient à la peau.

Dès qu’ils pénétrèrent sous les frondaisons, des nuées d’insectes curieux et inquisiteurs vinrent les environner. Cependant, la vie dans la forêt des Nuages les avait préparés à ce genre de désagrément. Anéa avait emporté par prudence un onguent destiné à chasser les moustiques et autres taons trop entreprenants. Ils s’en enduisirent le corps et se débarrassèrent de leurs habits.

L’air était parfois si dense qu’ils éprouvaient une pénible sensation d’étouffement. Un autre phénomène les surprit : à l’inverse du sol de la forêt des Nuages, qui demeurait ferme sous les pas, celui-ci semblait étrangement élastique. Les pieds s’y enfonçaient. Il se composait d’une épaisse couche de feuilles et de végétaux morts, sur lesquels poussaient des buissons de fougères et des champignons de toutes formes. Un fouillis inextricable de lianes entravait parfois leur progression. À plusieurs reprises, ils durent se frayer un chemin à l’aide de leurs glaives. Partout s’élevaient des arbres colossaux dans lesquels nichaient des peuples entiers de singes bavards, des nuées d’oiseaux multicolores, paradisiers bleus à aigrettes, écolaudes arc-en-ciel – sortes d’échassiers habiles à pourchasser les grenouilles –, stylves écarlates, verlannes minuscules, à peine plus grosses que des mouches. Les papillons étaient légion et de taille impressionnante. Mais là n’était pas le plus surprenant : comme les rongeurs et les batraciens, ils jaillissaient parfois en myriades serrées de trous creusés dans le sol, qui semblait parcouru par d’innombrables galeries souterraines. Ceci expliquait sans doute son élasticité.

Par endroits se dressaient d’étranges structures coniques habitées par de longs insectes au corps blanc, des termites géants, qui avaient tracé de nombreuses voies de circulation.

Dans l’après-midi, ils furent les témoins d’un phénomène incroyable. L’une de ces termitières était attaquée par une armée d’énormes fourmis brunes. Une guerre sans pitié opposait les deux espèces, engendrant un massacre effrayant. S’installant prudemment à l’écart, ils observèrent l’affrontement, fascinés.

Intriguée, Anéa demanda :

— Pourquoi se battent-ils ainsi ?

— Peut-être pour s’approprier un territoire, émit Astyan.

— Un territoire…

Soudain, elle porta la main à sa gorge. Une vision d’horreur l’envahit, qu’elle partagea instantanément avec Astyan. Sous ses yeux, ce n’était plus des insectes qui se battaient, mais des armées innombrables d’êtres humains, des créatures de chair et de sang qui s’entre-tuaient, s’égorgeaient, s’étripaient. Des rigoles écarlates ruisselaient sur le sol, des visages déchirés par la souffrance tremblaient devant ses yeux hallucinés. Elle suffoqua. Astyan la prit contre lui et lui caressa le visage. Des larmes lourdes roulaient sur les joues de la jeune femme.

— C’est épouvantable, sanglota-t-elle. Penses-tu qu’un jour une telle abomination devienne possible ?

Il ne répondit pas tout de suite.

— Je… je ne crois pas. Les humains ne sont pas assez nombreux pour cela. Et puis, même si nous savons à présent qu’il existe d’autres tribus que celle des Vrais Hommes, elles sont tellement lointaines…

— Mais que se passerait-il si elles se rencontraient ?

— Ne t’inquiète pas. Ce monde est vaste. Les hommes peuvent y vivre les uns aux côtés des autres sans se battre. Cela n’aurait aucun sens.

Il sourit.

— Tout de même, nous n’avons rien de comparable à ces insectes.

Elle hocha la tête, pas véritablement convaincue.

— Si les tribus se multipliaient, et si elles étaient dirigées par des êtres comme Han’Ihr, qui sait ce qu’il adviendrait ?

— Han’Ihr est mort.

— Mais il n’était pas le seul de son espèce à Pos’Eïden.

Elle lui prit la main.

— Astyan, c’est peut-être pour cela que nous sommes nés. Pour empêcher qu’une telle horreur arrive jamais.

— C’est possible ! Partons, tu es bouleversée.

Ils contournèrent le théâtre des combats et s’éloignèrent dans les hautes fougères arborescentes. Le crépuscule inondait les sous-bois d’une lueur sanglante. La nuit allait bientôt tomber. Ils choisirent un grand arbre aux branches larges qui leur fournirait un abri sûr. Le souvenir des fourmis belliqueuses ne les encourageait pas à demeurer sur le sol, malgré sa texture moelleuse. Astyan chassa un python un peu trop familier et installa sa compagne dans le creux des branches. Ils partagèrent le reste de leurs provisions.

— Demain, nous devrons penser à chasser. Il ne nous reste plus rien, à part quelques fruits.

Mais demain était un autre jour. Et Anéa, après sa vision effrayante, avait besoin de se changer les idées. Elle se fit câline contre son compagnon. Faire l’amour dans un arbre avait toujours quelque chose d’excitant, avec un rien d’acrobatique. Après seulement que leurs sens furent calmés, ils remarquèrent un fait insolite. Avec la nuit, les singes piailleurs et les oiseaux s’étaient tus. Seuls subsistaient les appels inquiétants des prédateurs nocturnes, roussettes, rapaces et autres petits mammifères carnivores. À cela s’ajoutait le concert d’amour des crapauds et des grenouilles. Mais derrière ces cris sourdait un grondement étouffé, impossible à localiser. Il semblait émaner de partout à la fois, comme le pouls d’un animal prodigieux. Inquiète, Anéa se serra contre son compagnon.

— On dirait que cela vient du sol lui-même.

Le ronflement assourdi s’amplifiait par instants, jusqu’en un vacarme à la fois proche et lointain, ressemblant à un bruit de lutte, puis tout redevenait calme. La même idée les traversa tous les deux : la forêt leur réservait-elle un cauchemar identique à celui de la nuit précédente ? Avec un bel ensemble, ils dégainèrent leurs glaives, qu’ils posèrent à portée de leur main. Mais les fatigues de la journée – et la séance amoureuse – l’emportèrent sur l’angoisse ; ils ne furent pas longs à s’endormir, blottis l’un contre l’autre.

 

Cependant, malgré leurs craintes, aucun cauchemar ne les visita pendant la nuit. Ils durent néanmoins subir les attentions d’une bande d’atèles peu farouches, intrigués par ces drôles d’animaux sans fourrure qui avaient élu domicile dans leurs arbres. Les objets singuliers qu’ils transportaient attisaient leur curiosité.

Au matin, le grondement souterrain n’avait pas cessé. Mais les bruits diurnes de la forêt le masquaient, ce qui expliquait qu’Astyan et Anéa ne l’eussent pas remarqué la veille.

Ils reprirent leur chemin, accompagnés par la troupe des singes bavards et indiscrets. L’un d’eux, plus audacieux que les autres, vint même se percher sur l’épaule du jeune homme, étonné par les flèches qui dépassaient de son carquois.

— Fais attention, tu vas te blesser ! dit Astyan, amusé.

Soudain, la petite bande sembla prise de panique et disparut dans les frondaisons.

— Qu’est-ce qui leur prend ? demanda Anéa.

— Il doit se passer quelque chose.

Mus par la prudence, ils s’abritèrent derrière le tronc d’un grand arbre. Peu après, un animal inquiétant surgit des profondeurs de la forêt. C’était une sorte de phacochère géant, dont le groin se hérissait de deux défenses recourbées. Il passa non loin d’eux sans leur accorder la moindre attention. Grognant et soufflant, il déterrait çà et là des racines qu’il avalait bruyamment.

— Ce compère pourrait nous fournir de la viande pour un bon moment, s’exclama Astyan avec enthousiasme.

Anéa le retint par le bras.

— Attends ! Quelque chose me dit que nous ne devrions pas le chasser. Je vois… je vois la mort sur lui. Mais ce n’est pas nous qui devons le tuer.

— Et qui d’autre ? Nous n’avons croisé aucun prédateur dans cette forêt, à part quelques pythons. Ils ne sont pas assez gros pour s’attaquer à un animal de cette taille.

— Astyan, je sens qu’un danger nous menace si nous le suivons.

Il discernait parfaitement le malaise qui la tenait. Mais son instinct de chasseur refusait de laisser échapper une proie aussi tentante.

— Je te promets de me montrer prudent.

La mort dans l’âme, elle acquiesça. Ils armèrent leurs arcs et suivirent les traces laissées par l’animal.

— Le grondement s’amplifie, dit tout à coup Anéa.

— Oui, c’est curieux.

— On dirait que cela vient de… de sous nos pieds.

— C’est impossible !

— Astyan, j’ai peur !

Mais il n’écoutait pas. Ils reprirent leur traque, avançant avec précaution. Par moments, le sol paraissait trembler.

— Il est là ! chuchota soudain Astyan.

Fourrageant sans crainte dans les buissons de tubéreuses, le phacochère ne s’inquiétait pas de ces créatures à deux pattes qui le suivaient. Leur taille ne l’impressionnait guère. Le danger venait d’ailleurs. Et il savait comment l’éviter. Le sol se révélait très dangereux par endroits, mais il suffisait de se tenir près des arbres, là où il était le plus solide. Ici, à ce niveau, il ne se connaissait pas d’ennemi.

Aussi fut-il surpris de sentir une douleur lui déchirer la chair, sur son flanc gauche. Il comprit que les créatures à deux pattes s’en prenaient à lui. Courageusement, il fit face.

— Attention, il charge ! hurla Anéa.

Astyan affermit sa prise sur son épieu et attendit l’assaut du phacochère. Il devait éviter de se faire crocheter par ses longues défenses. L’animal, rendu furieux par la douleur, oublia toute prudence et se rua sur l’agresseur, debout au milieu d’une clairière. Le jeune homme pointa l’arme sur la bête qu’il attendit de pied ferme. Soudain, un événement incompréhensible se déroula sous ses yeux : sous le poids du phacochère, le sol se creusa, s’ouvrit sur une gueule béante plongée dans les ténèbres. Sans comprendre, Astyan vit l’animal s’enfoncer dans le trou, un gouffre aux parois rendues glissantes par les végétaux décomposés et les herbes fines qui les recouvraient. Anéa poussa un cri d’horreur lorsqu’elle vit son compagnon disparaître à son tour dans les profondeurs souterraines.

Le grondement mystérieux s’amplifia d’une façon inquiétante. Astyan tenta de s’agripper, mais en vain : le gouffre creusé par la masse du phacochère l’engloutit à son tour.

Il atterrit sur une surface boueuse et molle, qui lui évita de se rompre les os. Il leva les yeux sans comprendre. Au-dessus de lui, la trouée végétale commençait lentement à se refermer, comme elle s’était formée. La lueur sombre qui coulait de l’ouverture lui révéla un endroit surprenant. Autour de lui s’élevaient des troncs d’arbre, qui prenaient leurs racines dans une terre spongieuse, grasse et malodorante. C’était de cet endroit qu’émanait le bruit inconnu. Au-delà s’étendaient des ténèbres insondables, percées par endroits, très loin, de faibles lueurs, qui éclairaient un néant glauque où bougeaient des formes indistinctes. Ce lieu insolite semblait s’étendre sous la forêt elle-même.

À quelques pas, le phacochère gémissait. Il avait eu moins de chance que lui, et s’était brisé une patte. Au-dessus d’eux apparut le visage d’Anéa.

— Lance-moi une liane, vite ! Le trou va se refermer.

Elle s’éloigna. Soudain la bête blessée se mit à couiner, en proie à la panique. Inquiet, Astyan s’adossa au tronc visqueux d’un arbre. Puis la vérité lui apparut dans toute son horreur, lui donnant l’explication du grondement : dans les profondeurs de la nuit souterraine se matérialisa un monstre de cauchemar, une sorte de lézard colossal qui rampait vers le malheureux phacochère en ouvrant une gueule armée de crocs acérés.

Tout à coup, le reptile géant bondit sur sa proie. Les mâchoires se refermèrent sur la chair pourtant solide de l’animal. Écœuré et affolé, Astyan entendit les os craquer, tandis qu’un épouvantable hurlement d’agonie déchirait les ténèbres. En quelques mouvements furieux, la bête fut déchiquetée.

— Anéa ! VITE ! s’exclama Astyan.

Malgré son courage, il ne se sentait pas de taille à affronter la créature, dont la taille devait avoisiner les vingt coudées. Son épieu lui parut dérisoire face à la mâchoire de l’abomination. Celle-ci était occupée avec le pauvre phacochère, mais il pouvait en surgir d’autres. Il en fut même certain lorsqu’il entendit un vacarme inquiétant agiter les profondeurs sombres de la forêt souterraine.

— ANÉA !

La panique le saisit. Là-haut, la trouée diminuait inexorablement. Tout à coup, une liane descendit jusqu’à lui. Il s’y agrippa avec l’énergie du désespoir. Il n’était que temps ; déjà deux autres salamandres surgissaient du néant. Au-dessus de lui, le gouffre n’était plus qu’une ouverture infime. Bientôt, les ténèbres allaient se refermer sur lui. Il ne lui fallut que quelques secondes pour remonter à l’air libre. Il éloigna aussitôt sa compagne de l’endroit maudit, l’amenant près d’un tronc d’arbre où il reprit son souffle. Il avait perdu son épieu dans l’aventure.

— Mais que s’est-il passé ? demanda-t-elle enfin.

— Je crois que j’ai compris. Les branches basses des arbres sont tellement serrées que les feuilles mortes ont fini par constituer une couche épaisse qui les recouvre. Ce tapis est assez résistant pour supporter le poids d’un être humain, mais pas celui d’un animal comme ce gros phacochère. Ce n’est pas sur le sol que nous marchons, mais « dans les branches ». Et j’aime mieux ne pas savoir ce qui se trouve au-dessous.

Il lui prit les mains.

— Tu avais raison. Je n’aurais pas dû poursuivre cette bête. La prochaine fois, je t’écouterai.

Forts de leur découverte, ils évitèrent de traverser les clairières trop vastes. En y regardant de plus près, ils remarquèrent que les animaux avaient tracé des sentes bien définies, qui ne présentaient aucun danger. Ils suivirent ces sentes pendant plusieurs jours. Puis, sans transition, ils retrouvèrent la terre ferme, en un endroit où les branches basses descendaient jusqu’au sol. Sans l’épisode du phacochère, ils auraient toujours ignoré qu’ils avaient voyagé dans les arbres.

Après avoir fait provision de gibier et de baies, Astyan et Anéa s’engagèrent dans cette région semi-désertique, au relief chaotique. Les sommets avaient des formes curieuses. Des couronnes de nuages les cernaient en permanence. La forêt avait fait place à une étendue pierreuse semée d’arbustes et d’arbres chétifs. Des buissons d’épineux s’enracinaient dans un sol grisâtre, composé d’une roche poreuse. Les vents tourbillonnants véhiculaient des tornades d’une poussière fine qui pénétrait jusqu’à l’intérieur des poumons. Une chaleur torride avait succédé à la moiteur de la forêt. En dehors des lézards, des serpents et de quelques rongeurs, il ne serait pas facile de trouver ici une nourriture abondante.

Au cœur de cet enfer se lovait parfois un petit lac aux eaux boueuses. Alors éclataient de superbes inflorescences multicolores, des bouquets d’alacanthes, des palmiers nains où vivaient des gerboises et des oiseaux-mouches.

Un soir, ils bivouaquèrent près d’un de ces étangs. Peut-être la fatigue accumulée avait-elle amoindri la méfiance d’Anéa ; au moment où elle se laissait tomber, épuisée, sur le sol de mousse, un éclair jaune jaillit de la végétation. Un animal minuscule la mordit à la cuisse, puis disparut dans le sol. Elle hurla.

— Astyan ! Quelque chose m’a piquée.

Il s’accroupit près d’elle.

— On dirait la morsure d’un serpent.

Ce n’était pas la première fois qu’ils rencontraient ce genre de problème. La vie dans la forêt des Nuages leur avait enseigné à soigner de telles blessures. Astyan alluma rapidement un feu, dans lequel il plongea son poignard. Les petits serpents étaient souvent venimeux ; il fallait alors ouvrir la plaie et en extraire le venin. C’était une opération douloureuse, mais leurs mères connaissaient les secrets des plantes qui soulagent la souffrance. Malheureusement, cette fois, ils ne disposaient pas des potions nécessaires.

— Tu vas devoir serrer les dents, petite ! dit Astyan.

Elle acquiesça d’un air triste. Le jeune homme la regarda, inquiet. Les yeux de la jeune femme s’étaient déjà injectés de sang. Le venin semblait agir très vite, trop vite. Il tendit un morceau d’étoffe à sa compagne.

— Mords très fort là-dedans !

Elle obéit. Il s’empara fébrilement de son arme, dont la lame rougeoyait à l’extrémité. Sans hésitation, il entailla la cuisse d’Anéa, à l’endroit où se formait déjà une vilaine boursouflure. Elle hurla, puis s’écroula, sans connaissance. Astyan pressa les lèvres de la plaie ; un sang noir jaillit. Il posa sa bouche sur la blessure et aspira le liquide au goût salé, qu’il recracha ensuite. Il espérait que le venin n’avait pas eu le temps de se répandre dans le corps de sa compagne. Il cautérisa ensuite la lésion en appliquant à nouveau la lame. La cicatrice serait sans doute longue à disparaître.

Il installa ensuite confortablement Anéa sur leurs fourrures. Elle n’avait toujours pas repris connaissance. Inquiet, il la veilla, ne ressentant même plus la faim qui lui tenaillait l’estomac.

Lorsque la nuit tomba, une lune triomphante s’éleva dans un ciel constellé d’étoiles. Le paysage désolé se colorait d’une lueur bleue. À l’horizon, un mont solitaire dressait son énorme silhouette, flanqué de collines arides moins élevées. Le sommet se couvrait d’une calotte de neige qui scintillait sous la lumière pâle de l’astre de la nuit.

Astyan contempla longuement le paysage fabuleux, s’étonnant malgré tout de la végétation clairsemée de la plaine. Le sol était composé de plaques rocheuses recouvertes d’un sable pulvérulent. Des bourrasques capricieuses le soulevaient en tourbillons légers, qui dansaient dans la lumière bleue avant de s’évanouir dans le néant. Il se demanda pourquoi aucune forêt ne couvrait cette région. On eût dit que la terre elle-même avait été écorchée. Seules subsistaient quelques oasis de végétation, qui s’accrochaient désespérément autour des rares points d’eau. Malgré sa désolation, Astyan ne put s’empêcher de trouver à cette plaine aride une beauté cruelle et surprenante.

Il examina sa compagne. Elle dormait d’un sommeil agité ; des gouttes de sueur perlaient à son front. Il l’épongea doucement, afin de ne pas la réveiller.

Tout à coup, le sol frémit imperceptiblement. Inquiet, il regarda autour de lui : des formes fugaces filèrent au loin en direction du sud, comme si quelque chose les avait affolées. Il reconnut une meute de chiens du désert, des gerboises bondissantes. Plus étonnant encore, le ciel nocturne s’emplit de nuées d’oiseaux, dont les vols désordonnés reflétaient le désarroi le plus total. Anxieux, il se leva. Soudain, il eut l’impression d’étouffer ; une vibration étrange sourdait de la terre, gagnant peu à peu l’air environnant.

Alors, comme dans un cauchemar, au sein d’un silence absolu, il vit le sommet enneigé de la montagne colossale se désintégrer, projetant en quelques instants dans le ciel une formidable colonne de roches, de cendres et de poussières incandescentes. Une fraction de seconde plus tard, une extraordinaire déflagration fit exploser l’air nocturne, le projetant à terre. Il se mit à hurler.

 

7

 

Éveillée par le cri de son compagnon, Anéa hurla à son tour. Au loin, fusant de la cime du volcan, une énorme colonne de feu et de cendres semblait relier la terre au ciel de la nuit. Déjà, la température s’était anormalement élevée. Sous leurs pieds, le sol se remit à trembler. Astyan prit Anéa contre lui, dans un geste dérisoire de protection. Malgré la distance confortable qui les séparait du volcan, ils comprirent que le souffle colossal de l’explosion allait bientôt les atteindre. Le sommet n’existait plus.

Fascinés par l’horreur de ce spectacle, ils virent alors le flanc de la montagne s’ouvrir, puis s’embraser. Un fleuve de feu déborda des contreforts élevés, déchiquetés par l’éruption, et dévala les pentes abruptes. Dans le même temps, un nuage ardent se déploya au sommet du volcan, constituant une muraille mouvante de cendres et de pierrailles qui coulait en direction de la plaine. Au cœur du flot sombre vibrait un rougeoiement qui témoignait de la chaleur infernale de la nuée. La nuit avait pris des reflets sanglants.

Astyan saisit leurs maigres bagages, souleva Anéa dans ses bras et se mit à courir vers le sud. La rocaille ne facilitait pas sa progression. Le grondement s’amplifia ; par deux fois, un tremblement du sol les projeta à terre. D’innombrables animaux fuyaient de toutes parts, en proie à la panique.

Dans leur dos s’abattit une pluie de projectiles de toutes tailles, qui éclataient en touchant les affleurements rocheux. De multiples incendies s’allumaient là où les projectiles tombaient sur des buissons. Soudain, non loin du couple, un animal, peut-être un fennec, poussa un hurlement de douleur et d’agonie. Une bombe volcanique l’avait littéralement cloué au sol.

Astyan comprit que s’ils ne trouvaient pas très vite un abri, les vapeurs létales les rattraperaient et les envelopperaient. La vague incandescente, haute comme une falaise, se rapprochait inexorablement. Un vent brûlant leur cuisait la peau.

Tout à coup Astyan distingua, sous un surplomb rocheux, une anfractuosité qui s’ouvrait dans le sens opposé à la nuée ardente. Il se dirigea vers elle tandis que la pluie de roches en feu s’intensifiait. La caverne était assez profonde ; avec un peu de chance, ils échapperaient à la mort. L’endroit avait dû être occupé par un prédateur quelconque, car des ossements jonchaient le sol ; mais le maître des lieux avait déguerpi. Malgré le sol qui tremblait de plus belle, Astyan s’engouffra sous l’abri et déposa sa compagne sur le sable, tout au fond de la grotte. L’instant d’après, une lourde dalle se détacha de la voûte et s’écroula, obstruant l’entrée. Il redouta un instant que la caverne ne s’effondrât sur eux, puis il comprit que la dalle allait les protéger.

Il n’était que temps. Aussitôt après, l’enfer s’abattait sur eux. Un vacarme assourdissant fit vibrer leurs entrailles. Une haleine bouillante leur tordit les poumons et les fit suffoquer. Au-dehors, l’air brûlait. Astyan se coucha sur Anéa, puis il les recouvrit tous deux avec leurs épaisses fourrures. Mû par un réflexe qu’il ne s’expliqua pas, il déchira deux morceaux d’étoffe de son vêtement, les mouilla avec l’eau de sa gourde et les appliqua sur leurs visages, afin qu’ils ne respirent pas la cendre chaude.

Protégeant du mieux qu’il pouvait le corps de sa compagne, il attendit. Des douleurs effroyables lui mordaient les jambes, les bras. Il n’aurait su dire combien de temps dura le flot infernal. Malgré la protection des fourrures, la souffrance devenait parfois intolérable. Contre lui, Anéa gémissait, à demi inconsciente. Ils étaient trempés de sueur. Le désespoir s’empara de lui. Ils allaient terminer là leur voyage, cuits par l’haleine infernale de la montagne de feu.

Puis un sursaut de révolte le saisit. Ils devaient tenir bon, s’accrocher à la vie jusqu’aux limites de leur résistance. Alors, sans comprendre ce qu’il faisait, il se redressa, fit face au flot rageur et se concentra sur les vapeurs létales qui tentaient d’envahir la grotte. Il ne fallait pas qu’elles puissent pénétrer leur abri. De tout son cœur, de toute son âme, il les repoussa, les rejeta vers l’extérieur, avec une détermination farouche.

Le combat terrifiant dura longtemps, épuisant, hallucinant. Enfin le vacarme diminua, puis se fondit dans la nuit. À l’extérieur ne subsistaient plus que des ténèbres insondables, percées par endroits de rougeoiements résiduels. Mais la vague de feu s’était atténuée.

L’air de la grotte était empli d’une fine poussière qui piquait les yeux. Mort de fatigue, Astyan trouva encore la force de mouiller leurs pièces de tissus, recouvertes d’une fine pellicule grise. S’il n’avait pas eu ce réflexe, ils eussent péri étouffés.

Mais cette précaution seule n’eût pas suffi à les sauver. Il ne parvenait pas à s’expliquer ce qui s’était passé. C’était comme si sa volonté avait réussi à contenir le flux de feu qui avait tenté de les dévorer. Une barrière mentale infranchissable s’était dressée devant eux, les protégeant de l’haleine mortelle.

Pendant le reste de la nuit, il ne put trouver le sommeil, malgré l’épuisement extrême qui s’était emparé de lui. Il lui semblait que toute énergie l’avait quitté, que jamais plus il ne pourrait se relever. Pourtant, peu à peu, des forces lui revinrent. À ses côtés, Anéa ne cessait de geindre. La morsure du serpent l’avait atteinte beaucoup plus profondément qu’il ne le pensait. Mais elle était forte ; elle survivrait. N’avait-il pas extrait le venin en l’aspirant ?

 

Le lendemain, le jour se leva sur un paysage de cauchemar. L’horizon avait disparu, noyé sous un nuage d’un gris ténébreux, que malmenaient de violentes bourrasques. Une épaisse couche de cendre recouvrait le sol, sur plusieurs mains d’épaisseur. Par endroits se dressaient les squelettes noircis d’arbustes ravagés par l’haleine infernale. Ailleurs, des cadavres d’animaux calcinés gardaient la pose dans laquelle la mort ardente les avait saisis. Astyan frémit rétrospectivement. S’il n’avait pas trouvé cette petite caverne, s’il n’avait pu contenir l’haleine incandescente par la seule puissance de sa volonté, ils seraient morts ainsi, tous les deux.

L’air obscurci ne laissait plus passer la lumière du soleil. Astyan n’avait pas quitté le masque de fortune dont il s’était protégé le visage. Il comprit qu’ils ne pourraient poursuivre leur voyage avant que ces nuées de cendres eussent disparu. Ils étaient bloqués là pour plusieurs jours.

Les yeux rougis, il revint à l’intérieur de la grotte. Anéa n’avait pas encore repris conscience. Des mots sans suite s’échappaient de ses lèvres. Il toucha son front : il était brûlant. Par moments, des tremblements agitaient son corps. Il examina la plaie ; elle n’était pas belle à voir. Il comprit alors que le venin avait fait son effet, malgré son intervention rapide. La respiration de la jeune femme devenait de plus en plus difficile.

Affolé, il prit les mains de sa compagne dans les siennes. Elle n’allait pas mourir là, le laisser seul. L’abandonner ! Tremblant, il lui glissa un peu d’eau entre les lèvres. Elle ouvrit les yeux, ne le reconnut pas tout de suite. Son souffle n’était plus qu’un filet rauque.

— Astyan ! J’ai si mal…

— Anéa ! Je ne veux pas que tu meures.

Désemparé, il regarda autour de lui. Il se sentait impuissant. La mort dans l’âme, il fixa les yeux de sa compagne, furieux contre lui-même, contre la fatalité. Ce n’était pas possible, il devait agir.

Agir…

Soudain, un grand calme descendit en lui. Cette énergie qu’il sentait bouillonner en lui, ce pouvoir étrange qui lui avait permis de repousser le flot volcanique pouvaient la sauver. Il en était sûr. Il y croyait. De toutes ses forces.

Il se concentra, tenant toujours les mains d’Anéa. Instantanément, il unit son esprit au sien, plongeant au cœur des schèmes mentaux de sa compagne. Respirant lentement, il pénétra par la pensée dans le corps d’Anéa. Peu à peu, la caverne, le désert s’estompèrent autour de lui, puis se diluèrent dans le néant. Il n’existait plus qu’elle, sa chair qui souffrait, son sang charriant un poison mortel. Se laissant guider par son intuition, il s’intégra de plus en plus profondément à l’enveloppe charnelle de la jeune femme, comme si son corps à elle devenait le sien. Un corps affaibli, vidé de son énergie vitale ; mais lui-même possédait des ressources infinies. Instaurant une communion parfaite avec l’esprit de sa compagne, il lui insuffla cette puissance. En eux se forma l’image d’un corps sain, sans blessure, un corps qu’ils devaient arracher à la mort. Il y eut un sursaut ; Anéa se rebella contre le flux létal qui coulait dans ses veines au rythme des battements de son cœur torturé. Soutenue par l’énergie qui vibrait dans le cœur et dans l’âme de son compagnon, elle lutta, rejeta le poison insidieux. Astyan ne sentait même pas les larmes qui ruisselaient de ses yeux. Il devait tenir. Soudain, il y eut comme une nouvelle déflagration, une explosion interne, faite de milliards d’autres, minuscules, qui détruisirent les molécules mortelles. Alors, comme un fleuve qui rompt ses digues, une vie nouvelle afflua en elle, la submergea, les imprégna tous deux. Une lumière éblouissante naquit au plus profond de leurs esprits parfaitement mêlés.

Il ouvrit les yeux, recru de fatigue. Il ignorait d’où lui venait ce pouvoir mystérieux, mais ses manifestations l’épuisaient. Inquiet, il se pencha sur sa compagne, et constata avec joie que le souffle d’Anéa s’était régularisé. Elle le regardait intensément. Un amour absolu, extraordinaire, coula de l’un à l’autre. Tendrement, la jeune femme avança la main et essuya les larmes qui roulaient sur les joues d’Astyan.

— Ne pleure pas. Je crois que c’est fini. Je respire mieux à présent.

Il se laissa glisser sur le sol à son côté, et crut que son cœur allait éclater. Il était partagé entre l’envie de pleurer, de rire, de remercier les dieux de lui avoir insufflé leurs pouvoirs. Peu à peu, comme la première fois, les forces lui revinrent. Timidement, il posa la main sur la blessure, puis la retira aussitôt.

— Anéa ! Regarde !

Encore épuisée, elle se redressa avec difficulté. Avec stupéfaction, elle constata que la plaie avait pratiquement disparu.

— Les dieux nous sont venus en aide, murmura-t-elle. Ils ne voulaient pas que je meure.

Ce fut à son tour de pleurer. Elle se laissa aller en arrière, en proie à une fatigue intense. Mais cette fois, elle savait qu’elle s’en relèverait. La gorge serrée, elle déclara :

— Je crois que j’ai faim.

Il lui tendit un fruit. Leurs réserves de nourriture n’étaient guère importantes, mais cela ne constituait pas un réel problème ; les cadavres des animaux calcinés leur fourniraient de quoi manger. Cependant, leurs provisions d’eau étaient tragiquement limitées. Ils ne disposaient que du contenu des deux gourdes. Par chance, Astyan les avait remplies avant l’explosion du volcan. Mais elles leur permettraient de tenir deux jours, trois tout au plus. Il ne fallait pas compter trouver un point d’eau à l’extérieur ; ils avaient tous été asséchés par la nuée ardente. De toute manière, si l’un d’eux avait résisté, il était à présent empli de boue et de cendres.

La mort dans l’âme, Astyan se résigna à attendre.

Une nouvelle nuit s’écoula ainsi, à peine différente des ténèbres grises du jour qui l’avait précédée. Au matin, un vacarme insolite tira le couple du sommeil. Astyan se leva et se rendit à l’entrée de la caverne ; une pluie diluvienne s’était mise à tomber, noyant la vue dans toutes les directions. Il demeura un instant interdit, puis éclata de rire. La pluie allait désintégrer le nuage de poussière. Bientôt l’air deviendrait plus respirable. Attirée par son explosion de joie, Anéa le rejoignit. Elle boitillait encore un peu, mais sa robuste constitution lui avait déjà permis de reprendre le dessus.

Comprenant qu’ils étaient sauvés, ils se défirent de leurs vêtements et sortirent sous les trombes d’eau, laissant les filets de boue ruisseler sur leurs corps nus, tièdes et chargés d’une odeur acide. Lorsqu’ils revinrent dans la caverne, ils étaient gris des pieds à la tête.

La pluie dura toute la journée, et la nuit qui suivit. Filtrant l’eau pour éliminer la boue qu’elle contenait, ils renouvelèrent la provision de leurs gourdes.

 

Le lendemain, un soleil radieux éclaboussa un paysage dantesque. D’un bord à l’autre de l’horizon, la plaine n’était plus qu’une étendue grisâtre, où s’écoulaient par endroits des torrents bourbeux qui emportaient tout sur leur passage. Mais le nuage ténébreux s’était évanoui. Au loin, le volcan avait changé de forme. Le sommet avait disparu ; la hauteur de la montagne de feu avait bien diminué de plusieurs centaines de coudées. Une coulée de lave continuait de se déverser du cratère, mais elle ne présentait plus aucun danger. La colonne de cendre était toujours là, que les vents emportaient vers l’orient, la courbant lentement comme un gigantesque panache qui remontait jusqu’aux cieux. Là, elle formait une vaste nappe mouvante qui s’étalait dans toutes les directions, striant l’azur lumineux de ses volutes argentées. Une odeur âcre subsistait dans l’air.

Ils devaient quitter la plaine au plus vite. Bientôt les cadavres allaient pourrir et deviendraient inconsommables. Des nuées de charognards s’abattaient déjà sur eux, déchiquetant les corps calcinés.

 

Il leur fallut trois jours pour traverser ce désert dévasté. Trois jours de souffrance pendant lesquels ils durent rationner la nourriture et l’eau. Leurs pieds nus s’écorchaient sur les bombes volcaniques enfouies sous le sable, et dont les arêtes vives déchiraient la chair.

Enfin apparut une étendue de buissons couverts de cendres, mais que l’haleine de feu n’avait pas touchés. Des arbustes courts leur succédèrent, tandis qu’une herbe rase, d’un vert rassurant, couvrait le sol. Un vent chaud et parfumé soufflait du sud, charriant des myriades de graines, des nuées de pollen, qui bientôt viendraient rendre la vie au plateau volcanique.

Le cinquième jour, le relief s’éleva. Ils atteignirent une forêt de sapins. À peu de distance de la lisière, ils découvrirent un étang aux eaux cristallines. Après les mares boueuses du désert, l’endroit était une véritable bénédiction. Exténués, ils se défirent de leurs vêtements et se plongèrent avec délice dans l’onde fraîche, sur laquelle le soleil faisait jouer des étincelles de lumière.

Plus tard, nus comme au premier jour du monde, ils firent quelques pas sous les arbres embaumés de résine, heureux de sentir les aiguilles tendres sous leurs pieds meurtris. Une sensation enivrante les envahit : ils avaient traversé le royaume des enfers, et pourtant ils étaient toujours vivants. Une idée prédominait en eux : la vie était plus forte que la mort. Elle renaîtrait toujours de ses cendres.

Vers le sud, à travers les frondaisons, le soleil de midi dévoilait un paysage étrange. Intrigués, ils s’approchèrent. À l’orée de la forêt, le plateau s’effondrait, révélant un panorama extraordinaire.

Au pied de la montagne s’étendait une plaine magnifique, traversée par un fleuve large qui venait de l’ouest en longeant la barrière rocheuse. Une végétation luxuriante le bordait, composée de palmiers géants, de dattiers, d’eucalyptus, de cèdres et de pins. Au loin, le fleuve s’élargissait en deux lacs d’une beauté incomparable. Pour une raison inexplicable, les eaux de l’un étaient d’un vert émeraude limpide, tandis que l’autre luisait d’un bleu profond. Une brume diaphane les baignait tous deux, leur donnant, vus de l’altitude élevée où se trouvaient les spectateurs, la consistance d’un songe.

Anéa prit la main d’Astyan.

— Je connais ces deux lacs, murmura-t-elle. Je les ai déjà vus dans mes rêves. Au-delà, il y a une énorme chute d’eau, très large, puis une plaine encore plus grande, qui mène jusqu’à l’océan.

Elle voyait déjà l’embouchure du fleuve, l’estuaire où s’affrontaient les eaux claires et douces dévalant des montagnes et les flots sombres et salés de la mer. Un lieu d’une beauté incomparable, baigné d’une lumière irréelle.

Peu à peu, comme une vision dont elle ne savait si elle prenait ses racines dans son propre esprit ou dans celui d’Astyan, le lieu se modifia d’une manière étonnante, en surimpression. Un ensemble de bâtiments hallucinants, de pierres blanches, rouges et noires, des artères larges et inondées de soleil, bordées d’arbres, et peuplées d’une foule innombrable. Une émotion intense les envahit. La seule concentration humaine qu’ils eussent jamais vue était le village de Pos’Eïden. Et rien, rien ne pouvait expliquer cette vision.

— Voilà pourquoi les dieux nous ont amenés ici, souffla Astyan. Ils désirent que nous bâtissions ce… cette chose.

Un mot jaillit dans l’esprit d’Anéa.

— Une cité ! Une cité élevée en leur honneur.

Le mirage translucide s’estompa dans la lumière. Astyan prit sa compagne contre lui.

— Je ne comprends pas. Jamais nous ne vivrons assez vieux pour réaliser tout ceci.

— Nous peut-être pas, mais nos enfants l’achèveront.

— Non. C’est bien de nous dont il s’agit. Nous serons les princes de cette cité. Nous la verrons naître, grandir, prospérer. Et je sais… je sais qu’elle changera la face du monde.

Anéa se tourna vers lui, radieuse. Les mêmes images affluaient en eux, lumineuses.

— Et elle ne sera pas la seule. Il y en aura neuf autres. Dix cités puissantes, qui régneront sur les sept îles de l’archipel d’Atzlon’Teha.

Ils ignoraient d’où leur venaient ces idées étranges. Ils n’auraient su expliquer pourquoi, mais ils savaient que la terre où ils avaient vu le jour était une grande île, la plus grande de cet archipel mythique que, bien plus tard, les peuples appelleraient : Atlantide.

Mais cet empire fabuleux ne s’édifierait que s’ils parvenaient à triompher des épreuves qui les attendaient encore. Des épreuves dont ils ignoraient tout, sinon qu’ils en sortiraient métamorphosés, – ou qu’elles les rejetteraient dans le néant à tout jamais.

L'Archipel Du Soleil
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